Commentaire :
Vous commenterez le texte de Molière, La Critique de L’Ecole des femmes (1663), sc. 5
L’Ecole des femmes, en 1662, est la première grande pièce de Molière qui sort du genre de la farce pour s’attaquer à une vraie comédie. Il aborde un sujet qui va déranger les bien-pensants : le droit au plaisir et au choix du partenaire pour la femme ! Aussitôt, c’est le succès, le public afflue au théâtre du Palais-Royal et cela au grand dam des Grands Comédiens de l’Hôtel de Bourgogne. Les dévots et les pédants s’en mêlent et s’indignent contre « l’obscénité » et « l’irréligion » de la pièce. C’est la première cabale essuyée par le dramaturge, connue sous l’expression La Querelle de L’Ecole des femmes ! Mais, le sieur Poquelin a de la ressource et de la malice : il rétorque en 1663 à ses adversaires par une courte pièce en un acte, La Critique de L’Ecole des femmes, où il met en scène ses opposants et reprend leurs critiques. Dans la scène 5, on voit débattre un partisan de la pièce, le chevalier Dorante, avec un contradicteur, un marquis. La scène se passe chez une mondaine, Uranie. Ce qui fait tout le sel de cette scène, c’est qu’au lieu de répondre à ses ennemis par un discours de défense, Molière a l’habileté de les mettre en scène puisqu’ils ont été aussi ses spectateurs. On verra comment il transforme un débat en comédie et comment il présente la défense de sa pièce à travers les propos de Dorante, en faisant l’éloge du parterre qui lui a fait un triomphe.
I) La comédie de la comédie
A) Une joute verbale mondaine, vide de sens et de fond
- La scène est dans un salon mondain et aristocratique dont la maîtresse de maison est Uranie, un prénom de précieuse ! Dorante entre in media res d’un débat sur la pièce de Molière. Il signale que ce sujet est à la mode : « Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l’entretien de toutes les maisons de Paris » Molière fait dire de sa pièce qu’elle crée l’événement à Paris et que, par conséquent, le sujet est d’importance. Dorante annonce la tonalité du débat qui va suivre : « On n’a rien vu de plus plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus ». L’adjectif « plaisant » sera bien ce qui va caractériser le dialogue de cette scène et en faire une aimable comédie malgré l’opposition des points de vue. Molière entend disputer en honnête homme avec pour le représenter Dorante, lui-même honnête homme !
- La querelle s’amorce sur un mot du marquis pour juger la pièce, c’est l’adjectif « détestable ». Le vide de son discours est renforcé par la répétition sous forme de variations précieuses : « Je la trouve détestable ; morbleu ! détestable du dernier détestable ; ce qu’on appelle détestable. » La répétition, associée ensuite à une exclamation (« Parbleu ! ») ou à une question destinée à gagner du temps (« Pourquoi elle est détestable ? »), dans un vain effort pour trouver une explication, appartient au comique de mot. Enfin l’explication arrive et c’est une tautologie : « Elle est détestable, parce qu’elle est détestable. » Le marquis se contente d’une appréciation affective négative et Dorante ne se prive pas de le souligner en reprenant par jeu le mot « détestable » et en le retournant contre celui qui l’emploie de manière mécanique : « Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable. » Jusque là, la discussion n’a pas avancé d’un pouce et montre plutôt l’incapacité d’analyse du marquis.
- Ce qui est amusant, c’est le malin plaisir que prend Dorante à pousser le marquis dans ses retranchements par un questionnement pressant destiné à l’embarrasser et à faire éclater son ignorance, sa sottise et ses préjugés. La question « mais, Marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis ? » suivie d’une injonction « Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont » amène le marquis à avouer qu’il n’a pas d’opinion personnelle, qu’il n’a pas écouté (compris ?) la pièce et qu’il s’aligne sur l’avis d’un certain Dorilas. Pire, il finit par avouer qu’il déteste la pièce parce qu’elle réjouit le parterre, c’est-à-dire le peuple. C’est donc bien un préjugé de classe qui guide sa critique et non son intelligence ou son goût.
Un petit marquis avec rhingrave, canons, baudrier, souliers à talons rouges
B) La caricature dans la caricature
- Dorante se lance alors, dans sa réponse, dans un portrait ironique et caricatural d’un de ces « Messieurs du bel air » qui serait fâché d’avoir ri avec le parterre « fût-ce de la meilleure chose du monde ». Ce portrait à charge est tiré de la réalité. (Voir note ci-dessous, avant II)
- Ainsi ce personnage raillé par Molière portait même un nom ridicule dans la réalité : Plapisson ! Mais revenons à la composition de ce portrait. Toutes les formes de comiques sont ici convoquées. D’abord, le comique de geste ou de comportement en opposition volontaire avec les réactions communes : « Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. A tous les éclats de rire, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ». Ensuite, le comique de situation car ce beau monsieur, spectateur privilégié assis sur scène, se donne lui-même en représentation et déchaîne les rires du public populaire. Puis, prend place le comique de mot quand le personnage s’adresse au parterre : « Ris donc, parterre, ris donc ! » ce qui ne peut que renforcer l’hilarité du dit parterre à cause de la métonymie et de la répétition amusante. Enfin arrive le comique de mœurs car cet aristocrate « regardait le parterre en pitié » autrement dit avec mépris, ce qui est bien significatif de la morgue des privilégiés de l’ancien régime.
- Un deuxième portrait, collectif, celui-là, prend place dans la deuxième tirade de Dorante. Il s’en prend cette fois aux « marquis de Mascarille » ce qui constitue un autocitation de la part de Molière. Le ton est plus polémique, ce que marque le verbe « j’enrage ». Il s’agit de montrer la fatuité de ces petits marquis qui croient faire l’opinion et qui sont incompétents et font tout à contresens : « qui dans une comédie se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ». La généralisation de leur domaines de nuisance est un moyen de chercher pour Molière la solidarité de tous les artistes victimes de tels pédants : « Qui voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place ».
La comédie de la comédie débute sur des futilités, une creuse querelle de mot et tourne vite au portrait à charge visant à ridiculiser les sots, opposants pour s’opposer, et à attaquer leur inculture et leur prétention à vouloir s’instituer connaisseurs dans des domaines où ils sont en réalité totalement ignorants. En opposition à ce public de cuistres, Dorante va faire l’éloge du parterre, c’est-à-dire du bon sens et du bon goût.
Note complémentaire : « Tout d'abord la première de L’Ecole des femmes débuta par un scandale. Un certain Plapisson, vieil habitué des salons parisiens, fut atteint jusqu'au fond de son être par le contenu de la pièce. Assis sur la scène, il tournait à chaque pointe ou jeu de scène son visage empourpré par la rage vers le parterre et criait : - Ris donc, parterre! Ris! Et il montrait en même temps le poing aux spectateurs. Naturellement, son intervention porta à des sommets les rires du parterre. La pièce plut beaucoup au public, et, à la deuxième représentation ainsi qu'aux suivantes, l'affluence fut telle que les recettes atteignirent le chiffre record de mille cinq cents livres par soirée. » (Le Roman de Monsieur Molière, de Mikhaïl Boulgakov - éd. Gérard Lebovici)
II) La charge sociale contre les aristocrates bornés et l’éloge du sens commun du parterre
A) L’attaque contre les préjugés des aristocrates bornés
- La charge commence par une remarque spirituelle qui joue sur le verbe « garantir » du marquis : « je la garantis détestable » sur lequel rebondit Dorante en disant : « La caution n’est pas bourgeoise » ce qui signifie qu’elle n’est pas fiable puisqu’elle provient d’un aristocrate qui, à cette époque, était souvent désargenté (voir Don Juan et la scène avec son créancier, Monsieur Dimanche). Par conséquent ce que déclare le marquis n’est pas digne de confiance. Cela est à rapprocher d’une autre expression qui porte aussi sur les moyens financiers : « que la différence du demi-louis d’or et de la pièce de quinze sols ne fait rien du tout au bon goût ; que debout ou assis, on peut donner un mauvais jugement », mais, cette fois, pour soutenir le peuple qui n’a pas les moyens de se payer une place assise, sans pour autant manquer de finesse et de jugement.
- Le préjugé du marquis contre le parterre déclenche en quelque sorte l’offensive de Dorante contre « ces Messieurs du bel air » qui comme le marquis ne prennent « même pas la peine d’écouter » et de savoir de quoi ils parlent. La réaction goguenarde du marquis « Te voilà donc, Chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis, Hai ! Hai ! » montre d’ailleurs que sa prévention contre une classe qu’il considère comme inférieure est irréductible.
B) L’éloge du bon sens du parterre et la définition du bon public
- Le ton de Dorante devient alors didactique et sentencieux. L’utilisation des impératifs le montre : « Apprends, Marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie » ou encore : « Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens ». L’éloge du bon sens ou du sens commun va être associé au bon goût et progressivement au parterre, c’est-à-dire au public populaire. L’ajout dans l’apostrophe au marquis de « et les autres aussi » élargit la tribune et vise tous les adversaires de Molière et, en même temps, capte la sympathie du parterre qui fait son succès.
- Ce parterre, Dorante, lui accorde sa confiance : « je me fierais assez à l’approbation du parterre ». Le « assez » est une litote pour dire « beaucoup », bien sûr ! Suit alors la définition d’un bon public : « Il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule ». Savoir juger les pièces selon les règles est un moindre mal, mais plus loin dans la pièce, ce même Dorante dira : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire ». Cependant, ce qui fait un bon public, Dorante le définit par la réceptivité : « se laisser prendre aux choses ». La série de négations qui suit consiste à dénoncer ce qui fait, au contraire, un mauvais public.
On le voit, Molière, par la bouche de Dorante, fait feu de tous bois : il fait la leçon aux cuistres prétentieux et incultes, se gagne le soutien du public populaire et espère gagner les aristocrates afin « qu’ils [ne] se traduisent [plus] en ridicules, malgré leur qualité ».
Molière a donc mis en scène sa défense en créant une comédie sur sa comédie. L'originalité de sa pièce est de représenter des spectateurs qui commentent et critiquent une autre comédie. Cette participation active devance les "happening" des temps modernes où le spectateur est partie prenante du spectacle représenté. Cependant, dans cette scène aucun problème de fond de la pièce L’Ecole des femmes n’est abordé. L’intérêt est ailleurs pour le moment. Avant d’en venir au contenu de la pièce, il s’efforce ici de disqualifier ses détracteurs en les ridiculisant, d’où la joute verbale insignifiante et les caricatures des petits marquis de salon. Celui qui mène la charge est un chevalier, figure de l’honnête homme éclairé qui sait reconnaître le bon jugement du parterre. Molière se fait pédagogue pour expliquer que le théâtre est une école du goût et de l’audace qui peut convenir à tous les publics et qu’être bon public n’est finalement pas donné à tout le monde ! Le théâtre pour réunir les classes sociales, Molière y avait pensé avant bien d’autres …
Le Palais-Royal au XVIIe siècle
où était installée la troupe de Molière, gravure de Thorigny
Source : Monplaisir Lettres
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